Le vagin est compatible avec la pensée scientifique

Vous pouvez entendre une version audio un tantinet plus courte de ce billet d’humeur livré au magazine Les Éclaireurs sur ICI Radio-Canada Première le 7 mai 2018.

Une fois c’est l’histoire de trois jeunes qui voient un concours d’la NASA pis qui s’disent « on devrait participer! ». Le défi : utiliser une technologie dérivée des travaux de l’Agence spatiale américaine. On en est pas conscient, mais beaucoup de produits courants sont fondés sur des avancées technologiques d’abord inventées pour une mission spatiale et ensuite adaptées à des usages terrestres (la mousse mémoire de mon doux matelas, entre autres!). Depuis 1976, plus de 2000 innovations ont vu l’jour, y’a même un site web dédié à la chose, Spinoff NASA, c’est fascinant, notre confort quotidien profite vraiment de l’exploration spatiale.

Bref, revenons à notre concours, les étudiants du 2e cycle du secondaire, guidés par un mentor universitaire, doivent élaborer des représentations visuelles en 3D d’une innovation de leur cru. Faque notre équipe travaille d’arrache-pied, comme des centaines d’autres, pour pondre une idée novatrice et utile. Ayant remarqué que des fontaines à eau de leur école, comme dans bien d’autres institutions scolaires américaines, sont inutilisables à cause du potentiel de contamination au plomb, l’équipe développe un système inspiré du purificateur d’eau d’Apollo[1]. Nos ingénieurs en herbe déposent à la NASA leur prototype pour traiter l’eau des abreuvoirs, comme on dit par chez nous, terme que dédaigne l’Office de la langue française du Québec, mais dont l’usage est reconnu par le Petit Robert et le Larousse, bref ô bonheur, leur idée est sélectionnée parmi les projets finalistes! La prochaine étape c’est le vote du public, alors mobilisation il y a pour obtenir des appuis à travers les médias sociaux : des jeunes du 2e cycle du secondaire, ça envoie pas des signaux de fumée!

Et c’est là que l’histoire se gâche. Un mouvement de contre-mobilisation s’organise sur 4chan : on incite les internautes à voter pour une autre équipe et à utiliser des logiciels pour tromper le système de vote de la NASA. Parce que voyez-vous, le purificateur d’eau à « abreuvoir », ce sont trois jeunes femmes afro-américaines qui l’ont pensé. Pis faudrait surtout pas que trois êtres humains sans pénis et à la peau foncée proposent une avancée pour protéger la santé de millions d’écoliers. Insérez ici des déclarations truffées de mots racistes, des « leur idée méritait pas d’être retenue » et des « si elles gagnent ce sera parce que la communauté noire a voté pour elles par solidarité raciale[2] ». Nos fervents militants sexistes et racistes ont proposé de recruter des supporteurs dans un fil de discussion associé à Trump – c’est dire comme ils se croient! – et ils ont vraiment tenté de hacker le système de vote au profit d’une équipe de gars, faque la NASA a mis fin prématurément au vote du public!!!

Comment j’vous dirais ben ça. J’suis fatiguée. D’une fatigue pesante qui te donne envie de te retirer du monde. Une lassitude tellement enracinée que tout c’qui monte à ma bouche c’est des grossièretés pis des envies de contamination au plomb.

Ado passionnée de sciences, j’ai vu les étudiantes en génie de Polytechnique assassinées pour avoir utilisé leur cerveau. J’ai travaillé en informatique, pis j’me suis fait « tester » par des subalternes convaincus que mes jupes étaient un gage d’incompétence… pis par des clients qui savaient même pas utiliser une souris, mais qui doutaient don ben de ma nomination. Même en arts, être une femme est un frein : l’unique théâtre québécois à mandat féministe atteint pas la parité chez ses metteurs en scène et la frôle à peine chez ses auteurs[3], imaginez les autres.

J’t’à boutte de devoir répéter des évidences comme « le vagin est compatible avec la pensée scientifique » et « une autrice vaut un auteur, chers diffuseurs ». Pis chus presqu’autant à boutte qu’on nous reproche notre discrétion. Un collègue que j’apprécie vivement se plaignait dernièrement que des femmes soient réticentes à prendre la parole publiquement pour parler de technologies : y’a raison, c’est gossant que le monde soit privé du savoir de femmes brillantes, mais j’les comprends. Elles ont choisi les sciences et les technologies, c’est ça qui les intéresse, elles se sont pas inscrites en études féministes. Faque se faire bombarder de commentaires sexistes de trolls, racistes si en plus elles sont pas caucasiennes, sont pas nécessairement motivées par ça, elles auraient fait militantes, organisatrices politiques ou pugilistes sinon.

J’entends depuis 40 ans des commentaires sexistes, j’les ai intégrés. Chaque fois qu’on me sollicite pour quelque chose, je calcule l’effort requis par le mandat et le poids sur ma motivation des commentaires désobligeants potentiels. Pis oui, souvent je doute. Qu’y se rendent à moi ou pas, résonnent dans ma tête les « le gars d’avant était plus solide », « franchement c’est un drôle de choix » et « sa voix me gosse ». C’est des conneries, mais je les entends quand même. Et rappelons que j’ai le privilège d’être blanche et hétérosexuelle, j’compose avec juste une couche d’agression discriminatoire. Ben pourtant, souvent c’est suffisant pour que je choisisse la paix, c’est-à-dire, le silence. Appelez ça de l’impuissance apprise, de l’évitement, de la paresse, de la lâcheté, c’est ça pareil, une femme finit par s’écoeurer.

Mais en voyant ces 3 jeunes femmes pleines d’idées pognées pour composer avec ces commentaires débiles pour avoir osé participer à une compétition de la NASA, j’me suis dit « botte-toi les fesses, Raymond ». Faque en cette semaine où on célèbre les sciences, v’là quelques faits pour rassurer quelques messieurs, ceux, là, qui sentent leur virilité scientifique et technologique menacés :

  • 9,2 % des brevets américains accordés en 2017 l’étaient pour des inventions attribuables à des femmes. Votre domination est avérée.
  • L’analyse récente de 36 millions d’auteurs en provenance de plus de 100 pays, publiés dans plus de 6000 publications scientifiques en 15 ans a démontré que dans 87 des 115 disciplines on est toujours sous la barre des 45 % d’autrices. La physique, l’informatique, les mathématiques, la chirurgie et la chimie sont les sujets où les femmes sont le moins publiées, alors qu’on les publie beaucoup en soins infirmiers et palliatifs[4]. Et au rythme où ça progresse, ça prendra des décennies, voire des siècles dans certaines disciplines, pour s’approcher de la parité. Donc comme être publié a une grande influence sur le financement et l’avancement, z’êtes en sécurité.
  • Même ici. Une étude universitaire publiée en avril sur le traitement des demandes de subventions déposées auprès de l’Institut de recherche en santé du Canada de 2012 à 2014 conclut que des partis pris sexistes nuisent à l’obtention de bourses de recherches par les chercheuses, à compétence égale…[5]. J’vous le répète : z’allez continuer d’être financés pis de diriger encore longtemps.
  • Pis vous dominez pas juste sur terre : se sont posées sur la lune dix paires de pieds d’hommes. Aucune femme sur le sol lunaire. Pis comme vous venez de Mars pis les femmes de on-s’en-fiche, doutez-en-pas, vous y débarquerez en majorité.

J’vas m’arrêter, parce que chus pas juste fatiguée, chus un ti-peu hystérique, loin de mon rôle de femme douce et posée. Bonne semaine des sciences les gars! Et merci à vous gentes femmes de toutes les couleurs, orientations et disciplines qui persistez, dans le silence souvent, mais qui continuez, malgré tout ça, malgré #metoo, malgré les camions blancs misogynes. Malgré.

Quelques articles 

 

Three black teens are finalists in a NASA competition. Hackers spewing racism tried to ruin their odds.
https://www.washingtonpost.com/local/education/three-black-teens-are-finalists-in-a-nasa-competition-then-hackers-spewing-racism-tried-to-ruin-their-odds/2018/05/02/a702f53e-4d72-11e8-84a0-458a1aa9ac0a_story.html?noredirect=on&utm_term=.094db5e635a1

3 Black Teenage Scientists Had A Breakthrough, Then Came The Trolls
https://www.npr.org/2018/05/05/608558338/3-black-teenage-scientists-had-a-breakthrough-then-came-the-trolls

Réaction de la NASA à l’attaque de hackeurs
https://opsparc.gsfc.nasa.gov/

[1] https://spinoff.nasa.gov/database/spinoffDetail.php?this=/spinoff//jsc/JSC-SO-121

[2] https://www.washingtonpost.com/local/education/three-black-teens-are-finalists-in-a-nasa-competition-then-hackers-spewing-racism-tried-to-ruin-their-odds/2018/05/02/a702f53e-4d72-11e8-84a0-458a1aa9ac0a_story.html?noredirect=on&utm_term=.094db5e635a1

[3] http://revuejeu.org/2017/09/10/apprendre-a-compter/

[4] http://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.2004956

[5] https://cusm.ca/newsroom/nouvelles/partis-pris-%C2%AB-sexistes-%C2%BB-nuiraient-%C3%A0-l%E2%80%99obtention-bourses-recherche-par-les-chercheuses

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